MESSIAEN Olivier   (1908-1992)

      

Quatuor pour la fin du temps      pour Violon, Violoncelle, clarinette et piano   (1941) 

 

 

 

Bien qu’ayant composé des esquisses précédemment, c’est lors de son séjour en Silésie (Pologne actuelle) comme prisonnier de guerre que Messiaen composa une de ses rares pièces de chambre. La présence fortuite de trois musiciens -prisonniers également- lui donna l’occasion d’écrire cette œuvre rassemblant à elle seule les principales caractéristiques de son langage. Pourquoi un tel titre ?  A la lumière des circonstances de l’époque, on peut croire que Messiaen sentait sa fin proche. Olivier Messiaen est un catholique fervent, son œuvre en témoigne largement. Mystique, il fait de son quatuor le porte parole de l’Ange annonciateur de la fin du temps. Une seule citation extraite de l’Apocalypse de Saint Jean, chapitre X a inspiré le compositeur: "Je vis un ange plein de force, descendant du ciel, revêtu d’une nuée, ayant un arc-en-ciel sur la tête. Son visage était comme le soleil, ses pieds comme des colonnes de feu. Il posa son pied droit sur la mer, son pied gauche sur la terre, et, se tenant debout sur la mer et sur la terre, il leva la main vers le Ciel et jura par Celui qui vit dans les siècles des siècles, disant: il n’y aura plus de Temps ; mais au jour de la trompette du septième ange, le mystère de Dieu se consommera". Cette idée de la fin du temps est passionnante: elle annonce non une nouvelle période, une nouvelle étape, mais la fin de l’idée de temps. La musique, art du temps par excellence, ne peut donner qu’une illusion de cette intemporalité: outre la référence littéraire directe, Messiaen utilise des techniques musicales particulières à cet effet; tout ce qui peut casser l’impression de progression ou de régularité est utilisé: rythmes complexes à valeur ajoutée, non rétrogradables, les pédales rythmiques, les déclamations atemporelles et récitatives sublimes des 3e, 5e et 8èmes mouvements baignés d’extase contemplative. Pour chacun des huit mouvements, Messiaen laisse un commentaire qu’il nous a paru indispensable de citer ici:

 

1) "Liturgie de Cristal" Entre 3 et 4 heures du matin, le réveil des oiseaux: un merle ou un rossignol soliste improvise, entouré de poussières sonores, d’un halo de trilles perdus très haut dans les arbres. Transposez cela sur le plan religieux: vous aurez le silence harmonieux du ciel.  Ce préambule est articulé autour des chants d’oiseaux de la clarinette et du violon soutenus par les glissendis et harmoniques du violoncelle, et d’un piano harmonique et régulier. Il constitue une sorte de mise en condition de l’auditeur dans un univers dans lequel la nature -la Création- tient une place importante.

 

 

2) "Vocalise, pour l’ange qui annonce la fin du Temps"  La 1ère et la 3ème partie (très courtes) évoquent la puissance de cet ange fort, coiffé d’un arc en ciel et revêtu de nuée, qui pose un pied sur la mer et un pied sur la terre. Le « milieu », ce sont les harmonies impalpables du ciel. Au piano, cascades douces d’accords bleu-orange, entourant de leur carillon lointain la mélopée quasi plain-chantesque des violon et violoncelle. On retiendra la violence de l’apparition de l’Ange qui entoure cette sublime partie centrale méditative, dans laquelle la clarinette se tait pour laisser le violon et le violoncelle à l’unisson déployer leur mélodie «Presque lent, impalpable, lointain»,  soutenus par les accords colorés et réguliers du piano.

 

3) "Abîme des oiseaux"  Clarinette seule. L’abîme, c’est le Temps, avec ses tristesses, ses lassitudes. Les oiseaux, c’est le contraire du Temps: c’est notre désir de lumière, d’étoiles, d’arc en ciel et de jubilantes vocalises !"  La clarinette seule oppose l’Abîme –le temps– et l’exubérance des chants d’oiseaux.

 

4) "Intermède"  Scherzo, de caractère plus extérieur que les autres mouvements, mais rattaché à eux, cependant, par quelques « rappels » mélodiques.

 

5) "Louange à l’Eternité de Jésus" (...) une grande phrase, infiniment lente, du violoncelle, magnifie avec amour et révérence l’éternité de ce verbe puissant et doux « dont les années ne s‘épuiseront point ». Majestueusement, la mélodie s’étale, en une sorte de lointain et tendre souverain (...).  Un long solo de violoncelle en mi majeur généreux et doux constitue une des plus belles pièces du Quatuor.

 

6) "Danse de la fureur, pour les sept trompettes"  Rythmiquement, le morceau le plus caractéristique de la série. Les quatre instruments à l’unisson affectent des allures de gongs et trompettes (les six premières trompettes de l’Apocalypse suivies de catastrophes diverses, la trompette du septième ange annonçant consommation du mystère de Dieu) (...). Musique de pierre, formidable granit sonore ; irrésistible mouvement d’acier, d’énormes blocs de fureur pourpre, d’ivresse glacée (...). Cette pièce développe un « travail rythmique par valeurs ajoutées, à partir de figures de 5, 7, 11 et 13 sons illustrant la prédilection de Messiaen pour les nombres premiers, puis sur des rythmes non rétrogradables » (A. de la Place)

 

7) "Fouillis d’arcs-en-ciel, pour l’Ange qui annonce la fin du Temps"  Reviennent ici certains passages du second mouvement. L’Ange plein de force apparaît, et surtout l’arc-en-ciel qui le couvre (l’arc-en-ciel, symbole de paix, de sagesse et de toute vibration lumineuse et sonore). – Dans mes rêves, j’entends et vois accords et mélodies classés, couleurs et formes connues; puis, après ce stade transitoire, je passe dans l’irréel et subis avec extase un tournoiement, une compénétration giratoire de sons et couleurs surhumains. Ces épées de feu, ces coulées de lave bleu-orange, ces brusques étoiles: voilà le fouillis, voilà les arc-en-ciel !  Sans doute la pièce la plus élaborée de toutes. Articulée autour de deux idées thématiques, grosso modo la mélodie extatique et lente des 5e et 8èmes mouvements, et la vocalise de l’Ange. Les «fouillis» d’arc en ciel nous plongent au cœur de ces couleurs chères à Messiaen.

 

8) "Louange à l’immortalité de Jésus"  Large solo de violon, faisant pendant au solo de violoncelle du 5ème mouvement. Pourquoi cette 2ème louange ? Elle s’adresse plus spécialement au second aspect de Jésus, à Jésus-homme, au Verbe fait chair, ressuscité immortel pour nous communiquer sa vie. Elle est tout amour. Sa lente montée vers l’extrême aigu, c’est l’ascension de l’homme vers son Dieu, de l’enfant de Dieu vers son père, de la créature divinisée vers le Paradis. C’est au tour du violon d’interpréter cette méditation contemplative qui clôt l’œuvre, née dans des circonstances douloureuses, et qui s’achève en une radieuse ascension vers l’abolition du Temps.