MONTEVERDI: Le LAMENTO D'ARIANNA |
Le Sueur (1616-1655) Melpomène, Erato, Polymnie |
Le
LAMENTO D'ARIANNA de
CLAUDIO MONTEVERDI (1567-1643)
I -
GENERALITES
1) Quelques mots sur
Monteverdi: Compositeur italien, il est maître de chapelle des Gonzague en
1601 à Mantoue, puis maître de chapelle à St Marc de Venise en 1613. Il est le
musicien le plus estimé de son temps et contribue aux débuts de la période
baroque en musique. «Monteverdi a contribué au tournant qui marque l’histoire
de la musique vers 1600. Partant de l’ancienne polyphonie contrapuntique (Josquin,
Palestrina) que Monteverdi appelle la prima pratica, il lui oppose l’écriture
moderne ou seconda pratica c’est à dire le style concertant avec une ou
plusieurs voix (solistes) acompagnées par une basse continue.
Ce style s’autorise des libertés d’écriture pour
renforcer l’expression des sentiments et la peinture sonore (dissonances,
rythmes, etc…), avant tout dans la représentation d’un texte»
(Guide illustré de la musique, U.Michels, p.337)
En résumé, Monteverdi abandonne le stile antico des polyphonistes franco
- flamands (Josquin) pour un stile moderno privilégiant une seule voix
accompagnée à l’orchestre. Lorsqu’une seule voix est accompagnée, l’importance
de l’harmonie (à l’accompagnement) est grandissante. La couleur et la saveur des
harmonies devient capitale.
Claudio Monteverdi (1567-1643) |
2) Il existe trois versions de cette pièce:
- La version originale date de 1608. Elle est le seul reste d’un opéra aujourd’hui perdu, Arianna. Elle est donc pour voix seule.
- La deuxième version (étudiée ici) est un arrangement de Monteverdi de la version originale à une version à 5 voix. C’est un madrigal de 1614 extrait du 6e livre de madrigaux. Ces cinq voix sont classées en fonction de leur registre (Canto –qui détient la mélodie de la version d’origine – Quinto, Alto, Tenore, Basse)
- Un contrafactum (c’est à dire un plagiat) dans lequel la musique est la même que la version originale mais le texte a changé: c’est un texte religieux: Pianto della Madonna (plainte de la vierge), de 1641.
MADRIGAL: Aux XVIe et XVIIe
siècles, c’est une pièce vocale de style et de structure extrêmement libres. A
la fin du XVIe siècle, Luca Marenzio (1553-1599), Carlo Gesualdo (1560-1613) et
surtout Claudio Monteverdi (1567-1643) donnent au madrigal des caractéristiques
expressives nouvelles, notamment par l’emploi de hardiesses harmoniques.
3) Quelques mots sur le texte
a) Le sujet du texte est directement tiré de la mythologie grecque:
La Légende d’Arianne
Chaque année, le peuple athénien était forcé d'envoyer une offrande à Minos, le roi de Crète. Ce don ordonné par Minos consistait de quatorze jeunes hommes et femmes. Ils seraient offerts en sacrifice au Minotaure, une horrible créature, mi-homme, mi-taureau. Ceci mis Thésée le fils du roi Egée en furie.
Quelques jours plus tard, Thésée et treize autre
jeunes gens partirent en mer sur un bateau à voiles noires. Egée était attristé,
il craignait ne plus jamais revoir son fils. " Ne vous inquiétez-pas, Père," lui
dit Thésée. "Lorsque je reviendrai, je changerai ces voiles noires de tristesses
pour des voiles blanches de célébration! Ainsi, quand vous verrez le bateau à
l'horizon, vous saurez que je suis sain et sauf".
A leur arrivée à Crète, les Athéniens furent présentés au roi Minos. Sa fille Ariane, vit Thésée et tomba amoureuse de lui et lui donna une bobine de fil pour qu’il puisse s’échapper du labyrinthe où il doit affronter le Minotaure, en échange de quoi il la prendra avec lui lors de son retour à Athènes. Après avoir vaincu le Minotaure, Thése put sortir du labyrinthe grace au fil d’Arianne. Il s’enfuit alors avec les jeunes hommes et femmes vers Athènes avec Arianne.
En cours de route, ils firent escale pour une nuit sur l'île de Naxos. Lorsqu'ils repartirent, Ariane fut oubliée. Thésée ne la revit jamais.
Le navire continua vers Athènes mais, dû à l'enthousiasme de son retour, Thésée oublia de changer les voiles de son bateau. Egée anticipant le retour de son fils, vit un navire à voiles noires apparaître à l'horizon. Croyant son fils mort, il se jeta dans le vide du haut d'une falaise donnant son nom à la mer Egée. Ainsi, le peuple d'Athènes fut libéré de l'emprise du Minotaure, et Thésée devint leur roi.
b) La forme du texte: L’adaptation qu’en a faite Ottavio Rinuccini (1562-1621) pour l’opéra Arianna de 1608 n’a pas de structure particulière, il s’agit de successions d’états d’âme décrits dans une narration continue sans forme particulièe.
c) Le sens du texte: l’idée
principale qui émane de ce texte est la douleur d’Arianne. Mais aussi ses
sentiments d’abandon, d’incompréhension, de colère, de révolte et d’amour bien
sûr. Longue plainte, ce texte peut se résumer à un point d’interrogation:
« pourquoi ? » (m’as-tu quitté). La douleur d’Arianne est extrême car elle
ne sait pas. Quand on est triste à cause d’un deuil, la raison est connue et
définitive. Dans le cas d’Arianne, c’est pire parcequ’elle est en attente
d’une réponse qu’elle n’a pas. Sa frustration est très grande.
II - ANALYSE MUSICALE
Généralités
a) Il faut toujours regarder ce que dit le texte lorsqu’on analyse un phénomène musical. Ici, il est largement question de douleur: la musique s’attachera à représenter cette douleur par des techniques particulières, et notamment, par celle de la dissonance. C’est tout l’objet du figuralisme: c’est un ensemble de techniques musicales précises propres à représenter en musique les images ou sentiments portés par le texte (voir Caractéristiques du style de Monteverdi plus bas). Dans les rapports étroits qu’entretiennent la musique et le texte, il faut bien comprendre ici que la musique ne décrit pas le sentiment, elle est ce sentiment. Car à chaque sentiment exprimé par le texte correspondent certaines techniques musicales bien particulières: changement de tempo, de mode, dissonances, etc. C’est en cela que l’art musical est intrinsèque et doit se suffire à lui même pour montrer ses qualités. S’il y a de la douleur dans le texte, il y a de la douleur dans la musique exprimée par une ou plusieurs dissonances.
b) Les débuts de la musique baroque tendent à supprimer l’écriture polyphonique pour favoriser la voix seule accompagnée: c’est le cas de la première version du Lamento. Dans celui-ci, Monteverdi écrit dans un nouveau style: le stile rappresentativo, il s’agit d’un style déclamatoire proche du récitatif et dans lequel le chanteur exprime ses émotions par des accents vocaux fortement marqués. C’est aussi le style du recitar cantando (réciter en chantant), mi-parlé mi chanté.
c) Malgré tout, Monteverdi fait une sorte de retour en arrière en polyphonisant l’air du Lamento. On retrouve quasi intégralement la mélodie de la version théatrale (voix seule) à la voix du Canto dans la version madrigal.
d) Le tout est divisé en 4 sections.
Caractéristiques du style de Monteverdi dans le Lamento d’Arianna
(le chiffre romain désigne la section, les chiffres arabes le numéro de la mesure)
* Il n’y a pas de thème, de refrain, de quelconque répétition musicale. Le texte est une narration continue et la musique aussi. A 2 exceptions: Lasciatemi morire dans la première section I(1, 16, 27), et O Teseo dans la deuxième section II(1, 56) et aussi IV(35).
* Mouvements mélodiques particuliers:
- 5te diminuée: Au canto à I(1-2), noter la descente de la mélodie de sib à mi. Cet intervalle de 5te diminuée douloureux a toujours été considéré comme non naturel (diabolus in musica au moyen âge).
- Saut de 7e mineure: à II(64) au canto (mi-fa#), intervalle particulièrement expressif.
* Prédominance de l’accord parfait sur l’écriture polyphonique: Les voix ne sont plus considérées comme individuelles (comme chez Josquin) mais faisant partie d’un accord. La plupart des phrases se terminent par un accord parfait I (8) ou encore II(6)
Rappel: un accord parfait se compose de trois notes espacées d’une tierce chacune. Un accord parfait est majeur quand la première tierce est majeure (do-mi-sol ou ré-fa#-la), il est mineur quand la première tierce est mineure (la-do-mi ou sol-sib-ré)
* L’opposition contrastée des deux modes majeurs et mineurs:
- A I(32) à la fin de la première section, le fa bécarre du canto suggère la tonalité de ré mineur mais le fa# de l’accord final I(34) suggère ré majeur.
- Au début de la deuxième section II(1,2) là aussi le fa bécarre (basse, canto, tenor) suggère ré mineur alors que les fa# suivants (tenor II(4) et canto II(6)) affirment ré majeur.
- A II(16) on a la mineur(do bécarre) sur ben che- et la majeur (do#) à la fin de cette phrase II(18)
* Incohérence du parcours tonal. On ne parlera pas de modulation (terme anachronique) mais on constate des «sphères tonales» juxtaposées sans lien harmoniquement logique: ré majeur à II(6), puis do majeur à II(9), puis la majeur à II(11), puis sol majeur à II(13), puis la mineur à II(16). Le parcours tonal classique avec ses modulations et ses tons voisins tel qu’on le connaitra dans le style classique (Mozart) en est encore à ses balbutiements.
* Chromatisme ascendant: à I(4,5) au canto se trouve un superbe chromatisme acsendant si-do-do#-ré sur Lasciatemi (laissez-moi [mourir]), ou encore à III (45 à 48) la-sib-si bécarre-do-do#-ré sur Invan piangendo invan gridando aita (« pleurant en vain, criant en vain au secours»). Ce procédé s’utilise pour marquer la douleur d’Arianne.
* Dissonances: Elles sont le principal outil musical corrélatif de la douleur d’Arianne. La dissonance provoque une sensation à la fois pénible et une douleur exquise qui transforme la douleur d’Arianne en beauté musicale. C’est à cette époque que la musique occidentale fondera la base de son langage: tension/détente. La dissonance est une tension à laquelle suit une détente. L’interêt de la musique occidentale classique est le jeu entre des moments tendus et des moments apaisés. On attend la fin de la dissonance parce qu’elle nous est insupportable, et alors on prend du plaisir. C’est en cela que la musique baroque se différencie radicalement de la musique de la Renaissance (Josquin) et du moyen âge (chant grégorien). Et c’est en cela que Monteverdi est un des premiers musiciens modernes: il inaugure le style tension/détente et par là toute une psychologie musicale occidentale. Le Lamento d’Arianna est truffé de dissonances.
Rappel: une dissonance se constitue par l’audition simultanée de notes séparées par un intervalle éloigné de l’accord parfait, de la tierce, de la quinte ou de l’octave, c’est à dire essentiellement de la seconde ou de la 7e. Exemple: do/ré (pire encore do/réb), si/la, ré/do#, mais aussi la 5te diminuée mi/sib.
- A I(1) au tout début, l’audition simultanée du la de la basse et du sib du canto provoque une dissonnance. Celle-ci se termine lorsque la basse se résout enfin sur sol (fin de mesure 1), bien entendu pour souligner la douleur d’Arianne: Lasciatemi morire («Laissez-moi mourir»). Cette dissonance est préparée dans la mesure où l’émission des deux notes ne se fait pas en même temps (mais l’une après l’autre). Egalement à III(51) : fa# à la basse et fa bécarre au canto.
- Dissonance criante à II(50): do# à la basse et do bécarre au canto. Celle-ci n’est pas préparée: ces deux notes sont émises simultanément. A relier au texte Cibo di fere dispietate («sera la proie de bêtes sauvages»). Egalement à III(17): do# à la basse et do bécarre au quinto)
- Un cas particulier de dissonance: la subtile fausse relation. On dit qu’il y a une fausse relation lorsqu’une note est suivie de la même ½ chromatique au dessus juste après à une autre voix. A II(85), on observe fa bécarre à la basse puis fa# à 86 au ténor.
* Unissons: «le nihilisme de l’harmonie». Il y a unisson lorsque toutes les voix se retrouvent sur la même note. On ne peut plus savoir si on est en majeur en mineur, on ne peut plus apprécier la qualité de l’harmonie. Effet vertigineux du fait qu’on ne sait pas s’il s’agit d’une tension ou d’une détente, bien que l’unisson soit tout le contraire d’une dissonance. A III(42) sur vita (« La pauvre Arianne qui se fia à toi et t’offrit la gloire et la vie»). L’unisson semble être la dernière arme d’Arianne pour convaincre Thésée. Elle a tout donné, elle est épuisée, il ne lui reste plus que cet unisson de faible victime. A IV(53), aussi sur core («c’est ma langue qui a parlé mais non mon cœur».
* Stile concitato: Style d’écriture mouvementé traduisant la violence, le trouble et l’agitation. Particulier à Monteverdi, on rencontre cette écriture à III(13 à 16) ou IV(7 à 24) dans des moments particulièrement violents.
* Tempo fluctuant: Ce qui nous amène à constater que le tempo n’est jamais régulier. En fonction du caractère du texte et du personnage, il change. Il peut être lent IV(début) lorsque le texte invite à la désolation Ahi che non pur rispondi («Hélas il ne répond toujours pas ») et rapide lorsqu’Arianne est en colère IV(7 à 24, voir remarque au dessus sur le stile concitato) sur O nembi O turbi O venti(…) Empiete le voragini profonde (O nuées, O remous O vents (…) Les profonds abîmes de la mer »).
* Homorythmie / Polyphonie. Il n’y a pas de savante polyphonie chez Monteverdi comme on a pu le voir chez Josquin à la Renaissance. Les voix sont traitées comme faisant partie d’un bloc harmonique. A II(80), on constate une écriture homorythmique, suivie à 84 d’une écriture plus polyphonique, puis à nouveau homorythmique à 90.
Source:
Article de Stéphane François dans la revue L’Education
Musicale supplément au n°505-506, Septembre/Octobre 2003, Bac 2004