Ondine, 1ère
pièce du recueil «Gaspart de la nuit» de Maurice
Ravel (1875-1937)
A propos de l’œuvre pour piano de Ravel, voilà ce qu’en dit un célèbre
critique et pianiste du début du Xxe siècle: "D'une manière générale, l'ingéniosité
pianistique s'affirme chez Ravel plus diverse et plus caractéristique que chez
Debussy. Elle tend à aviver les rythmes, à accuser les reliefs et les saillies
d'un discours musical essentiellement mobile et vivant. Elle s'inspire
davantage de l'orchestre, oppose des timbres, des valeurs, des volumes. Elle
revêt l'organisme sonore d'un réseau de nerfs au jeu souple et volontaire. Et,
tout en conservant une transparence parfaite, elle se manifeste avec un
caractère de densité plus marquée".
* "C'est... une sorte de
miracle que d'avoir su renouveler après les précédents des jeux d'eau et d'une
barque sur l'océan, les effets pianistiques destinés à évoquer une fois encore
les captivants mirages de l'eau et ses mouvants mystères" (A.Cortot)
* Ondine est une pièce pour
piano seul, la première du cycle « Gaspart de la
nuit » qui en contient trois (Ondine,
Le Gibet et Scarbo). A l’origine, «Gaspart de la nuit» est un recueil de poèmes en prose du
romantique Aloysius Bertrand datant de 1830. Maurice
Ravel s’en est inspiré pour écrire ses trois pièces. Il les a écrites en 1908.
Ce cycle de trois pièces est un des sommets du piano ravelien.
* Ondine est donc une pièce directement inspirée d’un
poème figurant au début de la partition (selon le souhait de Ravel) dans lequel
une Ondine, c’est à dire un petit
être féerique qui cherche une intimité avec l’auditeur «Ecoute ! Ecoute !...». Décue
par l’impossibilité de son amour, «elle
pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire et s’évanouit en giboulées qui
ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus».
* On peut heureusement apprécier la qualité de cette pièce sans connaître
ni suivre le poème, mais on ne peut faire l’économie d’analyser la pièce en
fonction du déroulement narratif du poème. Cette pièce pour piano
nous raconte une histoire, avec un début et une fin, dans un décor
enchanteur et symbolique. Par conséquent, cette œuvre, bien qu’écrite au XXe
siècle, est tout à fait romantique dans son esprit (mais pas pour le
parcours harmonique). On est extrêmement loin des préoccupations
révolutionnaires et atonales d’un Schönberg à la même époque dans le monde
germanique.
A – PLAN DE
Le plan de la pièce est corollaire de
l’évolution narrative du poème:
a)
L’Ondine se présente, dans un décor de
gouttelettes (mesures 1 à 57
page 9). Après les 2 premières
mesures où le décor est planté survient le thème A, mesure 2 puis à une hauteur
différente mesure 9. Puis avec une nouvelle formule d'accompagnement mesure 15
(page 4) suivi d’un petit développement (page 5). Après ce développement
survient le deuxième thème mesure 33 (page 6), qui peut éventuellement être
considéré comme une continuité du premier thème. Après divers retours de A (mes 43), le thème
C est entendu mes 46 (page 7) dans le grave. Puis B dans une jolie formule d’accompagnement
mes 53 (page 8)
b)
Elle confesse son amour et son désir d’être
épousée (grand crescendo
central, mes 58 à 84 page 13). Commence alors la partie centrale sur trois
registres (nécessitant 3 portées sur la partition) avec le thème C au milieu et
les cascades de notes descendantes dans l’aigu, dans un grand crescendo (mes 63
à 66). Le point culminant est atteint mesure 67 (ff) puis revient progressivement
le calme et le silence
c)
«Boudeuse
et dépitée» face à l’échec amoureux, l’ondine est pensive (mes 85 à 88 [Très lent], p.13). Ces 4 mesures
opposent un quasi silence très contrasté face au déluge de notes de la pièce.
d)
[l’Ondine] «poussa
un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées... », c’est la dernière page [Rapide et brillant] et
ses cascades d’arpèges violents et de notes rapides, pour finir dans le même
climat qu’au début, avec la même harmonie de do# majeur avec un la bécarre.
B - PROCEDES MUSICAUX:
Il s’agit donc d’un petit
personnage féerique évoluant dans une véritable mise en scène aquatique ("gouttes d’eau", "lac", "écume", "nénuphars"...)
et nocturne ("mornes rayons de la
lune", "nuit étoilée").
L’eau, la nature, la nuit et l’amour sont les principaux thèmes littéraires de
ce poème. Ravel utilise alors certains procédés ou effets musicaux pour décrire
le tableau:
* Le thématisme. L’auditeur est charmé par l’ondine grâce à
des thèmes. Il n’y a rien de tel
qu’un thème, procédé classique s’il en est, pour «raconter une histoire». On en distingue 3:
a)
Thème A. Mes 3 page 1. C’est le thème principal, un peu plaintif et insistant
b)
Thème B. Mes 33 p.6. Il s’agirait plus de la suite du premier thème qu’un
nouveau. Cependant il garde sa tournure originale.
c)
Thème C. Mes 46 p.7 (dans le grave). Celui-là s’oppose aux deux premiers par son
registre grave.
* Effets pianistiques: la place du piano est ici centrale. Il est évident qu’il s’agit d’une pièce pensée et écrite pour le piano et pas un autre instrument. On retiendra principalement:
a) Une très grande virtuosité: la difficulté technique est la conséquence de vouloir utiliser le piano comme un orchestre. Les pages 9 et 10 (les systèmes à 3 portées) sont frappantes à cet égard car il y a plusieurs registres, comme dans un orchestre: une note tient dans le grave (do#), une mélodie est placée au registre central (c’est le thème C), pendant qu’une cascade de petites notes rapides descend en haut. Le clavier est utilisé dans toute son étendue.
b) L’effet de résonance est très important. En appuyant sur la pédale de droite, on libère les étouffoirs des cordes et on laisse les cordes résonner et vibrer. Au tout début (mesure 1 et suivantes), le trémolo des accords rapides provoque un effet de résonance propice au climat onirique et mystérieux
c) Un mouvement perpétuel de notes rapides dans l’aigu, comme un flot continu. Tout au long de la pièce, des notes fusent rapidement dans l’aigu sans interruption (sauf une à la fin 85 à 88) afin d’évoquer l’univers aquatique et miniature de la fée.
* Effets harmoniques:
a)
Il y a d’abord cette magnifique harmonie
récurrente de l’accord de do# majeur qui frotte avec le la bécarre, soit un accord parfait majeur avec 6te mineure
(mesure 1, et qu’on retrouve à la toute fin (2 dernières mesures) dans un effet
de retour au climat de l’introduction.
b)
Puis l’instabilité tonale deux premiers
thèmes. Il est impossible de les situer tonalement,
mais ils ne sont pas atonaux pour autant. C’est une des subtilités de la
musique française de cette époque.
c)
L’utilisation des accords n’est pas lié à une
fonction harmonique mais à leur couleur particulière. Autrement dit, Ravel n’utilise pas les
principes classiques de l’harmonie tonale (pas de relation V-I, etc...), et ce n’est pas une œuvre atonale non plus. Exemple mesure 66 p.11 l’accord de dominante
de do# majeur (Ve degré) n’aboutit pas sur sa résolution de fa# majeur (qui
aurait été le Ier degré) à la mesure suivante.