SCHUMANN Robert   (1810-1956)

      

Kreisleriana  Op. 16      pour piano   (1838)

 

 

 

            Au début du XIXème siècle, Goethe présage les caractéristiques du romantisme naissant: "Ce caractère admirablement neuf, cette explosion, ce dédale de désirs et cette tourmente dans la musique, dans la recherche picturale, dans la philosophie, et dans tous les autres domaines". Et R.Vermeulen de citer:"Goethe considère avant tout le romantisme comme une perturbation ‘maladive’ de l’équilibre ‘classique’ sain". Le romantisme en musique naît de l’égocentrisme d’un individu dont les passions personnelles constituent le fleuve débridé qui donne naissance à l’œuvre. Une œuvre n’est plus simplement belle en soi, mais projette les aspirations exacerbées d’un seul individu. Et une question se pose: le romantisme musical est-il "pur", dégagée de toutes images littéraires ou picturales ?  C’est ce que donnerait à penser cette citation d’Hoffmann: "Quiconque parle de la musique en tant que forme artistique autonome s’en réfère toujours exclusivement à la musique instrumentale qui, refusant toute aide, toute intrusion d’une autre forme artistique, exprime l’essence même de l’art. Cette musique constitue l’expression la plus romantique de tous les arts, pour peu, je dirais même qu’elle seule offre un romantisme à l’état pur" (Critique de la 5ème symphonie de Beethoven). D’un autre côté la musique de Schumann trouve son inspiration dans le Verbe. Et si elle s’en passe pour exister, c’est qu’elle est elle même Verbe: "Les œuvres de Schumann sont la traduction musicale des poèmes qu’ils n’a jamais écrits" (H.Halbreich). Si Chopin composait de la musique pure la plupart du temps sans référence littéraire, si les œuvres de Liszt étaient marquées par une patte virtuose évidente, c’est un sentiment poétique qui inspire à Schumann sa musique. Avant d’être compositeur, Schumann rêvait d’être écrivain, il sera excellent critique musical. Il rêvait d’être un grand virtuose: sa malheureuse idée de se brider le 4ème doigt de la main droite lui ôta cette espérance. Si on avait perdu un virtuose parmi d’autres, on avait gagné un compositeur de génie.

 

Vers la fin des années 1830, Schumann est en pleine effervescence créatrice: la magnifique Fantaisie (1836), les Phantasiestücke (1837) s’inscrivent en droite ligne de ces Kreisleriana à venir, datées de 1838 exactement, c’est une période pendant laquelle les amants Schumann doivent encore se cacher du père de sa future promise, Clara Wieck. Dans une lettre de 1843, Schumann tenait lui-même ces Kreisleriana comme une de ses meilleures œuvres; le 3 Mai 1838, il écrit dans son journal "J’ai passé trois journées magnifiques dans l’attente d’une lettre. Et ensuite, j’ai composé Kreisleriana en quatre jours; de tous nouveaux univers se sont ouverts à moi".

 

Kreisler est un personnage d’un roman d’E.T.A Hoffmann, Kater Murr (le chat Murr). C’est un Kapellmeister excentrique irascible et original qui, perturbé par l’odeur des œillets, se met à délirer et croit entendre un cor de basset. Plus tard, lors d’un accès de folie, il veut se suicider en se poignardant à l’aide d’une quinte juste dans la forêt. Il achète un vêtement dont la couleur est en do dièse mineur sur lequel on place un col de couleur mi majeur pour calmer les spectateurs... Les huit fantaisies que constituent les Kreisleriana sont toutes adaptées à l’univers délirant et fantastique de Schumann. Dans une lettre à Clara Wieck, sa future épouse, il en parle en ces termes: "simple et en droite ligne du cœur (...). Une musique étrange, folle et même solennelle".

 

 

C’est à travers ce monde fantastique que Schumman s’affranchit du sacro-saint modèle Beethovenien de la forme sonate. Un tel cadre formel presque dictatorial ne pouvait plus contenir l’évocation débridée de ce personnage d’Hoffmann. Il semble même que la perception du temps soit bien moins continue et lisse dans ces fantaisies que dans l’empreinte beethovenienne. "La forme [sonate] a parcouru son cycle de vie... mais nous ne devons pas répéter éternellement la même chose ; nous devons également nous tourner vers de nouveaux horizons. En conséquence, que l’on écrive des sonates ou des fantaisies (le nom qu’on leur attribue n’a aucune importance !), mais surtout que l’on n’oublie pas la musique" écrit Schumann.

 

            La première pièce (extrêmement agité, ré mineur) offre un bouillonnant discours fiévreux apaisé par une superbe partie centrale. Plus développée, la deuxième pièce (Très intime et pas trop rapide, si bémol majeur) comporte un thème récurrent entrecoupé de deux Intermezzi. Celui-ci, généreux, est entrelacé de mouvements contraires, de lentes et magnifiques lignes contrapuntiques dignes d’un quatuor à cordes; les deux Intermezzi contrastent par leur vivacité ténébreuse. La troisième pièce (Très agité, sol mineur), comporte le même profil que la première; une magnifique partie centrale très chantante est entourée de triolets colériques et inquiétants. La quatrième (Très lente, si bémol), est un récitatif murmuré parfois inquiet. Celui s’achève sur un point d’orgue en suspension suivi d’un épisode rassurant, mélodiquement stable. La cinquième (Très vif, sol mineur) nous replonge dans l’univers fantasque et bondissant du second mouvement de la Fantaisie Op.17 aux fréquents rythmes pointés. La sixième pièce (Très lent, si bémol) prend l’allure d’une berceuse lente et paisible à son tour, presque récitative comme la quatrième pièce, une petite accélération anime la partie centrale et le dernier mot reviendra au thème initial. L’époustouflante septième pièce (Très rapide, do mineur) est un puissant tourbillon incessant de doubles croches pavant le chemin d’une folie destructrice, désespérée et rageuse. Un Requiescat in Pace clôt la pièce, de ces hiératiques et solennels accords, enfin la huitième et dernière pièce (Rapide et comme en jouant, sol mineur) est d’un mystère inquiétant, annonciateur d’une certaine folie à laquelle Schumann n’échappera pas. Inquiétante car imprévisible. Même le chaud épisode central avec sa généreuse mélodie dans le grave ne nous rassurera qu’un instant. Avant de terminer le cycle, Schumann nous livre un dernier cri poignant et désespéré mais lucide; la toute fin nous laisse dans une perplexité déroutante avec ses basses irrationnellement décalées et cette petite mélodie haletante dont on ne sait jamais sur quoi elle va déboucher.