SONG BOOKS ET PIECES POUR PIANO PREPARE DE JOHN CAGE

 

 

 

        John Cage (1912-1992)

 

A) BIOGRAPHIE SOMMAIRE - AUTRES OEUVRES

Biographie

 

1912: Naissance  à Los Angeles en 1912

              1930: Séjour à Paris à 18 ans puis retour en Californie où il pratique le piano et la peinture. Etudes avec Arnold Schoenberg, à partir de 1933 à l’Université de Californie, pour lequel il voue un véritable culte.

               1937: S'installe à Seattle où il forme un orchestre de percussions, avant d'en monter d'autres à San Francisco,  à Chicago et à New York (où il réside à partir de 1942).  Rencontre du chorégraphe Merce Cunningham    pour lequel il écrit e la musique

1946-47: découvre la philosophie orientale et pratique le boudhisme zen.

1949: Paris, rencontre avec Schaeffer et Boulez, découverte des studios de la Radio et de la musique concrète.

 

 

Autres œuvres:

 

           *  4’33     (4 minutes et 33 secondes de silence)

           *  Music of changes (1954), pour piano, fondée sur le méthode I Ching (prononcez Yi King)

           * Songbooks (1970) : 90 soli, en deux volumes, pour voix et éventuellement théâtre et dispositif électroacoustique

 

 

B) LES INFLUENCES DE CAGE

 

Cage estimera toute sa vie que les influences provenant d’autres disciplines sont plus vivantes que celles que l’on reçoit de son propre domaine. Il faut rappeler qu’il a longtemps hésité à se consacrer à la musique, ayant notamment songé à la peinture et aux arts graphiques.

 

 1) Arnold Schönberg (1874-1951) Ce dernier remarque son peu d’intérêt et son absence de sens pour l’harmonie «Ecrire malgré cela revient à se frapper la tête contre un mur», ce à quoi Cage répondit: «Eh bien, je passerai le reste du temps à me frapper la tête contre les murs ! »

  

2) Erik Satie (1866-1925) Compositeur qu’il étudiera beaucoup, notamment  pendant son séjour parisien de 1949. En 1963, Cage fait réaliser, en première audition, la version intégrale de Vexations, une page pour piano que Satie demandait de répéter 840 fois (durée du concert : 18h40).

 

3) Henry David Thoreau (1817-1862) Philosophe et politologue américain du XIXème siècle, dont il explore les textes  et dessins à partir de 1967. Pour Thoreau, une réponse vraie ne vise pas à établir quoi que ce soit mais plutôt à bien lancer une idée. «La meilleure forme de gouvernement est pas de gouvernement du tout» dans «Essay on Civil Disobedience» 

 

4)  Bali, la pensée orientale. Très tôt, pour alimenter son orchestre de percussions (1929-1932), il entreprend la composition de Construction in metal pour percussions métalliques : gamelan, plaques de tôle, plaques de freins… Il s’initie à la pensée de l’Inde et de l’Extrême Orient date de la fin des années 40aux cours de Suzuki sur le boudhisme zen à l’Université de Columbia. «Grâce à l’étude de la philosophie du bouddhisme zen avec Suzuki, j’ai vu la musique comme une façon de changer la pensée. Naturellement, j’ai voulu d’abord changer ma propre pensée ». Pour un certain nombre d’œuvres, il utilisera le I Ching, un recueil chinois qui permet de lancer des opérations au hasard (voir plus loin)

 

5) La danse:  On notera sa collaboration avec le chorégraphe Merce Cunningham, et l’influence déterminante de la danse dans les pièces pour piano préparé qui sont étudiées.

 

 

 

 

C) LES GRANDES LIGNES DE LA DEMARCHE COMPOSITIONELLE DE CAGE

 

        1)  LA NON-INTENTION DU COMPOSITEUR

 

 

a) Rejet de l’intention du compositeur

 

«Je n’entends pas la musique au moment où je l’écris. J’écris pour entendre quelque chose que je n’ai pas encore entendu»  

 

L’idée essentielle est que Cage, en tant que compositeur, souhaite se désengager le plus possible et donne à l’interprète et au hasard le soin de donner une des multiples réalisations possibles d’une même œuvre, ce qui est totalement révolutionnaire. La composition est pour Cage un «jeté de sons dans le silence». L’œuvre ne saurait se confondre avec son créateur et doit suivre son propre cours indépendamment des volontés éventuelles de celui-ci. Cage transgresse ainsi le rapport de propriété et de dépendance existant traditionnellement entre le compositeur et son œuvre, ce qui l’oppose par exemple à Stockhausen.

 

 

b) Une très grande liberté laissée à l’interprète

 

Cage joue plutôt sur le temps et l’indétermination pour donner une liberté à l’interprète. Dans le Concerto pour piano and orchestra de 1958 abolit ainsi toute hiérarchie entre compositeur, chef d'orchestre et interprète   il est ainsi possible ou non d’utiliser une partie de « chef d’orchestre » qui détermine les durées, celui-ci possédant une autonomie pour gérer le temps. Les musiciens sont quant à eux totalement libres de réaliser chacun une version de la partie qui leur échoit. les musiciens se repèrent aux positions des bras du chef d’orchestre pour la durée de leurs séquences. Les durées, préalablement choisies, devront être elles-mêmes modulées en fonction des mouvements d’accélération et de ralentissement de ses gestes. Le chef n’a toutefois jamais la possibilité de contrôler les actions des musiciens, ceux-ci n’ayant de « comptes à rendre » qu’à eux-mêmes et doivent prendre la responsabilité de réaliser chacun une version de la partie qui leur est donnée. Il s’agit donc bien de confier plus de responsabilités aux interprètes, le compositeur ayant tendance à se retirer du jeu. Cage éprouve toujours une méfiance quant au langage musical, vecteur de communication d’idées et de sentiments personnels. L’interprète choisit ainsi dans cette œuvre « son temps et son chemin ». Toute hiérarchie entre compositeur, chef d’orchestre et musicien est ainsi abolie. Pour Cage, l’action est plus importante que le résultat.

 

 

c) Utilisation du hasard

 

«J’utilise le hasard comme une discipline»

 «Libérer ma musique de mes goûts et préférences en laissant faire le hasard»

 

La grande liberté laissée à l’interprète s’accompagne de la volonté d’utiliser le hasard pour la réalisation de ses œuvres. Aux gens qui pensent que l’utilisation du hasard tient au fait qu’il ne veut pas choisir, Cage répond : « mes choix consistent à choisir quelles questions poser ». Le principe qui sous-tend les résultats de ces opérations, ce sont les questions. Il s’agit ainsi d’un transfert de la responsabilité de faire des choix à celle de poser des questions.

 

Cage, influencé par les philosophies orientales, utilisera très souvent le livre du I Ching, un recueil d’oracles de la Chine ancienne. Après quelques lancers de pièces et la consultation de tables spécifiques, on obtient un nombre, avec lequel Cage fait ce qu’il veut (le nombre total des pièces des  Song books à composer (90) lui a été donné par le I Ching).

 

Le livre du I Ching, ou le livre des changements et des transformations, est l'un des livres les plus anciens de la Chine.. Ce livre contient une grande partie de la sagesse des prophètes chinois, ceux-ci, après avoir observé pendant des milliers d'années les changements survenus dans notre univers, ont pu tirer certaines conclusions sur les événements de notre vie quotidienne. I Ching est un art divinatoire. Il permet d'apporter des réponses à toutes sortes de problèmes de notre vie de tous les jours, comme par exemple: dois-je divorcer ? est-ce que j'ai une chance de trouver du travail ? mon commerce, va-t-il être prospère ? est-ce que je vais réussir mon examen ? dois-je investir dans cette entreprise ? Il peut également nous indiquer le chemin à prendre pour sortir d'une impasse. (d’après le site www.astrolim.com)

Cage utilisa pleinement la méthode I Ching dans:

Music of Changes (pour piano):  Le tempo et choix des notes sont soumis au tirage au sort..

Songbooks: La première question que Cage posa au I Ching se rapporta au nombre de pièces : la réponse fut 90. Le I Ching intervint ensuite pour déterminer la nature de chaque solo (chant, théâtre, chant avec dispositif électro-acoustique), ainsi que la technique compositionnelle.

 

Ajoutons pour finir que Cage a utilisé d’autres procédés de hasard que la méthode I Ching : jets de dés, de pièces de monnaie, utilisation des tarots, des carrés magiques…

 

 

 

        2) CONSEQUENCES DE CETTE NON-INTENTION

 

a) Conséquences sur la forme

 

«La forme c’est l’auditeur qui la perçoit. Je ne me préoccupe pas du problème d’une forme préétablie» «Je m’intéresse davantage aujourd’hui à la désorganisation et à cet esprit qu’on appelle non-pensée dans le bouddhisme zen»

 

Ne pas savoir comment une œuvre va être réalisée du fait de la liberté laissée à l’interprète nous amène à considérer une majeure partie de l’œuvre de Cage comme relevant de la forme ouverte, tout comme le Klavierstück XI de Stockhausen (voir thème du temps) ou la 3ème sonate pour piano de Boulez.

 

 

b) Conséquences sur l’harmonie

 

            «L’autre chose qui m’ennuie, outre la mélodie et la régularité rythmique, c’est l’harmonie»

 

Analyser l’harmonie d’une pièce revient à dégager les intentions d’un compositeur sur ce plan-là. S’il n’y a pas d’intention, que l’on ne sait jamais comment une œuvre va se réaliser, qu’on ne peut prévoir la rencontre de certaines notes avec certaines autres, on ne peut parler d’harmonie sinon de la rencontre fortuite de notes qui peuvent former un langage tonal ou pas, ce n’est pas important.  L’harmonie pour Cage n’exclue a priori aucune relation d’intervalle, se construit et se déconstruit au fil des rencontres, toujours uniques et éphémères entre les sons, sans polarité définie.

 

 

               c) Conséquences sur le temps musical

 

 «Faire une musique qui ne dépend pas du temps»

 «Tant qu’il y a structure, tant qu’il y a méthode, ou plutôt tant que structure et méthode existent en renvoyant au mental, à l’intelligence, le temps est possédé – ou bien l’on s’imagine posséder le temps»

 

Le résultat final d’une œuvre dépend de facteurs non maîtrisés (le hasard, les choix de l’interprète), par conséquent le temps musical devient un temps de l’instant au cours duquel aucune manifestation particulière n’est prévisible. Ce n’est plus de temps d’une œuvre au sens classique (les événements sont prévus d’avance, comme le déroulement d’un spectacle, ou le défilement de la pellicule sur l’écran de cinéma par exemple), mais un temps-surprise au cours duquel tout ou rien peut arriver, procédant ainsi à une tentative de «laisser le temps être tel qu’il est» (D. Charles). Il y a chez Cage une philosophie de l’instant, sans doute influencée par sa connaissance et l’influence de la pensée orientale et qui s’oppose à la conception occidentale du temps. Cage refuse l’idée d’une durée construite. « A l’interprète de choisir son chemin et son temps, et à l’auditeur d’entendre réellement le temps se faire musique»

           

 

Pas de notation de durée des notes: En 1952, Cage commence  Music for Carillon; étudiant les sonorités de cet instrument, il constate que le temps de résonance des cloches ne peut pas être strictement délimité. Il décide donc pour la première fois de laisser flexible la notation de la durée…

 

Pièces sans durée définie: le Concerto for piano par exemple, œuvre pour laquelle le temps global de réalisation est décidé avant chaque exécution. Plus radicalement encore, les Variations III, IV et VI peuvent être préparées au cours de l’exécution publique, Cage allant jusqu’à suggérer d’arriver sur scène en ignorant le déroulement de la performance.

 

Le temps dans les relations musique-danse: l’abandon de la mesure, qui demande aux danseurs de « se baser sur (leur) propre conception du temps pour préserver la durée de chaque phrase et la synchronisation d’une danse complète » (Merce Cunningham), la partition de Cage n’étant plus fondée sur une rythmique fixe.

 

 

         3) AUTRES ASPECTS DE LA MUSIQUE DE CAGE

 

a) La théâtralité

 

Le comportement scénique de l’interprète fait parfois partie de l’œuvre elle-même, dans les pièces des Song books, par exemple. Dans Water Music (1952), où le pianiste se sert également d’une radio, de sifflets, de bassines d’eau et d’un jeu de cartes (voir plus bas «Cage et le timbre»).

 

 

b) Le silence

 

«Le silence n’existe pas»

«Lorsqu’on prend comme base le silence, le son est libre de se produire à n’importe quel moment (…). Si l’on prend comme base le son, alors il faut réaliser une construction. »

 

Le silence est pour Cage non pas l’absence de sons, mais l’absence de sons intentionnels. L’absence d’opposition entre son et silence donne ainsi à ce dernier un statut actif : ce que l’on appelle en général silence n’est en réalité qu’une disposition d’esprit alors que nous sommes en réalité entourés de sons. 4’33 (4 minutes et 33 secondes de «silence») représente dès lors l’aboutissement de cette démarche dans le sens de la non-organisation, dans le sens du refus de limiter le compositeur à une intention

 

  

 

c) Le rôle de la partition

 

Chez Cage, la partition devient progressivement, au fil des années, un ensemble de signes qui interrogent l’interprète plus qu’ils ne lui donnent des ordres. Le graphisme utilisé n’est pas nécessairement destiné à représenter ce que l’on entendra. Il recommande ainsi, parfois, de ne pas s’en tenir strictement à ce qui est délimité par la partition. Il s’agit souvent d’un cadre (parfois vide, de simples durées…) dans lequel inscrire chaque action. A l’extrême (101, 1989), il n’y a plus même de partition, le compositeur de contentant de décrire verbalement l’évolution de la pièce.

 

On retrouve ainsi son goût pour le visuel, pour les arts graphiques : partition-échiquier de Chess Music, multiples utilisations des dessins de Thoreau (placés selon des opérations de hasard, Renga, 1996), des cartes géographiques…  La notation s’avère également chez lui très diversifiée: celle-ci est de mise dans les notations utilisées pour les Songbooks : conventionnelle (solo 18), ambiguë (solo 3 ou il propose une carte géographique et propose à l’interprète d’en déduire une mélodie)… « L’écriture de chaque solo est conçue de manière à ménager à l’exécutant la marge d’interprétation qui lui interdira précisément de s’en remettre à la partition ». La notation se réfère également chez Cage à l’attitude qu’il suggère à l’interprète d’adopter : «Que les notations se réfèrent à ce qui doit être fait et non pas à ce qui doit être entendu»

 

 

 d) Le timbre chez Cage

 

Utilisation d’objets divers: En plus des questions sur la non-intention et de ses conséquences, Cage est un pionnier en matière de recherches sur le timbre au sens large. Il utilise des objets qui ne sont pas forcément des instruments de musique et en tire un intérêt sur le plan du timbre.. Un texte de 1937 (Credo) insiste ainsi sur la nécessité pour lui de produire de la musique à partir des matériaux du XXème siècle, électriques notamment. C’est dans cette perspective en effet qu’il faut placer la création de son orchestre de percussions dans les années trente et l’instrumentation de nombre de ses premières œuvres : recherches de sonorités orientales (gamelans) et de « bruits » divers pour ses Constructions in metal (1937): plaques de tôle, de freins… Deux ans plus tard, Living Room Music met en œuvre « tous les instruments de batterie que l’on peut s’attendre à trouver dans une salle de séjour » : tables, journaux, livres… La liste des matériaux divers et insolites utilisés par Cage dans son œuvre serait trop longue à établir. Citons pour finir Water Music (1952) pour un pianiste se servant aussi d’une radio, de sifflets, de bassines d’eau (« à la différence de l’œuvre de Haendel, celle-ci éclabousse vraiment »…) et d’un jeu de cartes.  Cette dimension du timbre fait donc l’objet de la part de Cage d’une véritable et vaste exploration.

 

Le piano préparé: Cage compose en 1938 sa Bacchanale destinée à être jouée sur un piano «préparé». La préparation d’un piano consiste à introduire entre les cordes de celui-ci divers objets en caoutchouc, bois, métal, etc. afin de modifier les attaques et les résonances naturelles de l’instrument. La transfiguration du timbre qui en résulte rappelle souvent certaines sonorités d’Asie, en particulier celles des « gamelans » javanais ou balinais.

 

Indépendance des instruments de l’orchestre: Le traitement de l’orchestre dans l’esthétique de Cage fait une large place à l’indépendance de chacun des instruments, il pousse même le principe jusqu’à un certain radicalisme. On pense à Webern et son orchestre de solistes, un principe poussé par Cage à l’extrême. « Lorsqu’il écrit pour orchestre, il procède à une sorte d’éclatement des responsabilités qui place les instrumentistes dans un situation d’interprètes de musique de chambre (…) » Jean-Yves  Bosseur

 

Indétermination dans le choix du timbre: Dans Music for … (1984), dont le titre doit être complété en fonction du nombre de participants, pièce dans laquelle les musiciens restent relativement indépendants. Chacun assume sa partie, les sonorités produites interpénétrant « sans heurt » celles des partenaires. De la même manière, Inlets (1977) utilise des conques remplies d’eau d’une manière indéterminée.

                Pour conclure de manière plus anecdotique cette question du timbre chez Cage, ces phrases assez évocatrices de son attitude expérimentale…. « Pour une chorégraphie de Merce Cunningham, je me suis servi de cactus. J’ai produit les sons sur des cactus et quelques autres échantillons de plantes. Cela m’a donné l’idée d’amplifier un parc, puis l’idée que j’ai trouvé si fascinante : de la musique jouée avec des animaux et des papillons»

 

 


PIECES POUR PIANO PREPARE

 

 

“BACCHANALE” ET “AND THE EARTH SHALL BEAR AGAIN”

 

Généralités

  

« Je suis allé à la cuisine, ai pris un moule à tarte, je l’ai mis avec un livre sur les cordes [du piano]  et j’ai vu que j’étais sur la bonne voie »

 

«Le piano est préparé comme on ramasse des coquillages sur une plage»

 

* La préparation d’un piano consiste à introduire entre les cordes de celui-ci divers objets en caoutchouc, bois, métal, etc. afin de modifier les attaques et les résonances naturelles de l’instrument. Celui-ci n’est alors plus «bien tempéré».

 

* Cette invention est due à John Cage, et remonte à 1938 (soit dix ans avant les débuts de la musique concrète, voir plus loin Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry). Ce qui la provoqua fut une contrainte d’ordre économique. Ayant à composer une musique pour la danseuse Syvilla Fort, les ressources du piano lui semblant insuffisantes, et l’exiguïté du théâtre ne lui permettant pas d’accueillir des percussionnistes, Cage commença à faire des essais à l’intérieur de son piano. Ainsi naquit en 1938 Bacchanale, où « le piano était devenu un orchestre à percussion contrôlable par un seul exécutant»

 

* «En plaçant entre les cordes d’un piano des matériaux de toute sorte, Cage diminue son contrôle au niveau des sons obtenus; c’est déjà une opération de hasard car, au lieu d’obtenir un son pur, définissable, l’instrument peur engendrer des sons complexes, malléables, allant jusqu’au bruit» (Guide de la musique pour piano p.197)

 

* Parmi les principales œuvres pour piano préparé de John Cage, citons, outre la Bacchanale: Sonates et interludes (1946-49).

 

* La transfiguration du timbre qui en résulte rappelle souvent certaines sonorités d’Asie, en particulier celles des « gamelans » javanais ou balinais.

 

* Dans ces deux pièces, il est évident que le timbre et le rythme a plus d’importance que l’harmonie et la forme.

 

a) Peu d’intérêt harmonique: En écrivant pour piano préparé, Cage atténue d’un côté  l’intérêt harmonique du piano habituel en renforçant d’un autre son intérêt pour le timbre: les sonorités sont ici plus importantes que les harmonies, que la nature des accords. Puisque le piano n’est plus un «réservoir de notes», mais un «réservoir de timbres», le mélange de ceux-ci donnent naturellement lieu à une harmonie de timbre, plutôt qu’à une harmonie au sens traditionnel. S’il n’y avait eu la préparation des notes, on aurait pu remarquer une grande utilisation d’accords de quartes (mes 1, 30, 82).

 

b) Peu d’intérêt sur le plan de la forme: «Je ne me préoccupe pas d’une forme préétablie» disait Cage. Bacchanale et And the earth shall bear again sont constituées de motifs récurrents dont les répétitions plus ou moins régulières donnent lieu à une forme qu’on pourrait appeler, faute de mieux, «à sections». Chacune de celles-ci est marquée à sa fin par une double barre. Ne pas chercher de symétrie ou d’analogies avec des formes du passé. La juxtaposition de ces séquences est liée aux contraintes chorographiques pour lesquelles les deux pièces sont écrites.

 
 

 

SONG BOOKS

A - Idées générales

   

* Œuvre pour voix soliste a cappella (sous-titre : Solos for voice, durée 27’) composée de 90 soli pour voix faisant également intervenir le théâtre et un dispositif électro-acoustique. Les pièces retenues font partie du 1er livre.

 
* Cette œuvre témoigne de l’admiration de Cage pour Satie et Thoreau, dont certains textes – ou phrases – sont exploités dans l’œuvre ainsi que des portraits, sous la forme de graphiques (solo 21)

* Chaque solo correspond à une des quatre catégories suivantes: chant, chant avec moyens électroniques, théâtre, théâtre avec moyens électroniques.

* Des micros près de la gorge de l’interprète pour permettre l’amplification et la transformation des sons vocaux. Des microphones de contact amplifient également les sons non-vocaux, par exemple des actions sur une table ou une machine à écrire, etc.

* Les pièces sont prévues pour être chantées par un chanteur ou plus (au cas où il y en aurait deux ou plus, chacun exécute un programme indépendant sans prédétermination de l’un par rapport à l’autre) ; n’importe quel nombre de soli et n’importe quel ordre peut être déterminé. L’interprète détermine donc un programme et la durée globale de la performance. «Jouez simplement ce que vous avez décidé, sans chercher à savoir ce qui va arriver» (Cage)

 

 * Les Songbooks représentent un prototype d’œuvre ouverte, au sens où «la partition suppose un nombre illimité de versions possibles» (même chose dans le Klavierstücke XI de K.Stockhausen)

 

 

B - L’originalité de la partition

 

* La partition n’est pas là pour ordonner à l’interprète les choix du compositeur (comme une partition classique), au contraire, elle est là pour stimuler l’imagination de l’interprète. Elle peut être conventionelle (solo 39 ou 49) ou pas. « L’écriture de chaque solo est conçue de manière à ménager à l’exécutant la marge d’interprétation qui lui interdira précisément de s’en remettre à la partition ».

 
* Cage souhaitait susciter chez l’interprète un sentiment d’incertitude, de questionnement et l’amener à prendre lui-même les décisions au lieu de rechercher à tout prix ce qu’a voulu le compositeur.

 
* Si l’exploitation des différentes possibilités de la voix ne sont pas la priorité de Cage, il n’élimine cependant aucune possibilité (ce qui suppose une grande virtuosité vocale de la part de l’interprète), et place le chanteur au croisement de plusieurs disciplines (chant, théâtre, utilisation de l’électro-acoustique).

 

 

C - Opérations de hasard dans les Songbooks

 

* L’utilisation du  I Ching (voir plus haut): La première question que Cage posa au I Ching se rapporta au nombre de pièces: la réponse fut 90. Le I Ching intervint ensuite pour déterminer la nature de chaque solo (chant, théâtre, chant avec dispositif électro-acoustique), ainsi que la technique compositionnelle à mettre en œuvre (nouvelle technique, reprise d’une technique précédente, ou encore variante...)

 

* L’utilisation des imperfections du papier dans le solo 12 est une manière d’utiliser le hasard dans la composition  « (…) l’interprétation des imperfections du papier peut libérer une musique des opérations de la mémoire ou de l’imagination ».

 

* Le hasard remplace l’intention du compositeur que Cage fuit au maximum: «Bien que l’intention puisse être acceptée, elle ne doit jamais être préférée, et les procédés utilisés doivent engendrer une variété et une quantité suffisante d’événements pour faire que les décision intentionnelles ne soient que quelques unes parmi d’autres» 

 

 

D - Analyse des pièces étudiées, extraites du Song Book 

                Les 10 pièces proposées au baccalauréat font toutes parties du Livre I. Elles ont été choisies par JY Bosseur (écrivain et compositeur qui a bien connu Cage). Il s’agit des solos 11, 12, 21, 22, 39, 40, 43, 49, 50, 52 (superposition des solos 22 et 50).

 

  

Solo 11    partition page 6 à 9

 

 Chant avec traitement électronique   (1’10)

 

    * 4 systèmes (ou «lignes») sur chacune des 3 pages. Dans le cd, l’interprète n’utilise que la première page.

* Une voix chantée difficilement reconnaissable complètement transformée par la machine. Pas de texte, pas de mélodie : écriture en pointillisme

* Ce sont des points qui représentent les hauteurs à chanter. Ils sont de différentes épaisseurs, noter par exemple au 2e système, 3 points plus gros que les autres. Ils représentent des notes plus longues, plus fortes.

* L’espace vertical indique l’ambitus de la voix (plus les points sont placés haut, plus la note correspondante est aiguë). Les hauteurs ne sont pas fixes, principalement dans le registre aigu. La vocalise doit être «libre».

* Les chiffres de la partition correspondent aux réglages du dispositif électronique: 64 réglages différents (même nombre que le nombre total des figures du I Ching). La spécificité de ces réglages n’est pas déterminée.


Solo 12
 
   partition page 10 à 13

 

Chant    (1’55)

 

* L ‘interprète choisit la durée de la pièce et les éléments qu’il/elle veut chanter

 
* N’importe quelle quantité de matériau peut être chantée, y compris aucun. Le texte peut être omis. Aucune répétition n’est possible.

 

* Il y a trois tailles de notes (petite, moyenne, grosse). Celles-ci indiquent l’intensité (p, pp ou ppp) ou la durée des notes, ou les deux

 

* Les lignes des portées sont diversement écartées, suggérant des altérations microtonales. C’est à dire que la place précise du point sur une ligne ou dans un interligne indiquera une note plus ou moins haute ou basse. Par exemple, la 2e note est un la un peu haut (se rapprochant du si bémol). La partition peut être lue à partir de n’importe quelle clef.

 

* Le texte est un collage de phrases allemandes, françaises et anglaises.

* Des opérations de I Ching bien sûr, mais aussi l’observation des imperfections du papier sur lequel la partition a été écrite ont présidé à l’acte de composition. Cage a posé un calque avec des portées sur sa feuille originale et y a relevé les accidents du papier, qui sont devenus les notes.

* L’interprétation montre un caractère mystérieux ou festif. Les deux voix s’entremêlent, il est très difficile de les différencier, d’autant plus que le timbre est le même. Utilisation de différentes techniques vocales: texte chuchoté, parlé, chanté normalement, bouche fermée ; notes tenues ; legato ou débit saccadé, pensif, interrogatif

 

 

 

Solo 21   partition page 15 - 16

 

 

Chant avec traitement électronique   (0’43)

 

* La partition présente un double tracé symétrique placé horizontalement sur la page dérivé d’un buste de Satie.

 

* Au milieu figure une citation d’un de ses textes : « Ceux qui ne comprendront pas sont priés, par moi, d’observer une attitude toute de soumission, toute d’infériorité ».

 
* Les extrémités supérieure et inférieure de cette forme indiquent l’ambitus de la voix. L’espace horizontal se rapporte au temps.

* L’interprète doit adopter soit la ligne supérieure, soit la ligne inférieure en passant de l’une à l’autre - si on le souhaite à un point névralgique  (points signalés par des lignes verticales).

* Le changement de réglage électronique doit être progressif (en « glissando » du début à la fin).

 

* Le texte de Satie est à utiliser librement, en répétant comme on le souhaite mots et phrase.

 

 

 

Solos 22 et 50    partition page 17 - 18 (solo 22) et 32 à 38 (solo 50)

 

 

Théâtre avec traitement électronique   (2’07)

 

 Sur le cd, l’interprète a décidé que le solo 22 et 50 seraient entendus simultanément.

Solo 22

* Pas de chant dans cette pièce: les graphismes suggèrent des passages graduels entre les différents types de respiration (inhalation, expiration, par la bouche ou le nez)

 

* La durée globale n’est pas fixée

 
* Les grands chiffres (de 1 à 64) sont associés aux réglages électroniques disponibles, les petits (1 à 12) indiquant les niveaux de ces réglages. On commence avec n’importe quel dispositif de réglage électronique – y compris aucun.

 

* L’utilisation de micros placés près de la gorge de l’interprète des Songbooks permet également, outre l’amplification, une transformation du timbre de la voix. La respiration devient ainsi phénomène sonore à part entière dans le solo 22.

 

Solo 50

* Chant avec traitement électronique

* L’interprète choisit dans ce réservoir de phrases écrites de façon conventionnelle sur portée avec un ambitus restreint de quarte (sol/do) mais avec liberté de transposer hauteurs inscrites sur la partition.

* L’interprète vocalise ou fredonne les mélodies comme s’il en avait oublié le texte ou était occupé à faire autre chose, dans l’idée récurrente chez Cage de «relier l’art au quotidien»

* Comme au solo 11 et 22, les traitements électroniques sont indiqués par les chiffres (64 possibilités)

 

 

 

Solo 39     partition page 19 à 21

 

 

Chant avec traitement électronique   (2’17)

 

* La 1ère idée de Cage avait été de faire un arrangement de la partition « Socrate » de Satie. Suite au refus de l’éditeur, il n’en conservera que la structure rythmique et le phrasé. La mélodie découle d’un tirage au sort.

 

* La notation est conventionnelle et lue normalement, le texte est du poète allemand Friedrich von Schiller (1759-1805): Die Hoffnung. La structure rythmique et le phrasé de la partition de référence (Socrate de E. Satie (1866-1925)) sont conservés.

 
* Trois strophes exactement semblables comprenant 2 phrases de 8 et 9 mesures séparées par une mesure de silence, chaque strophe étant séparée par 2 mesures de silence. Chaque phrase démarre en anacrouse. Rythme de sicilienne.

* Cependant la simplicité de la mélodie est obscurcie par l’utilisation de traitements électroniques qui modifient totalement la perception de l’auditeur. A chaque petit point placé au dessus des notes correspond un changement de traitement électronique.

 

  

Solo 40     partition page 22 à 24

 

 

Chant avec traitement électronique   (1’57)

 

* Mêmes réglages électroniques que dans le solo 11

 

* L’espace vertical correspond à l’ambitus de la voix, l’espace horizontal au temps.

 
* Le texte, constitué d’une liste de racines indo-européennes, est à utiliser librement en rapport avec la ligne mélodique indiquée.

 

* Cette notation graphique n’est pas sans rappeler les neumes des premiers chants grégoriens notés

 

 

 

Solo 43     partition page 25 à 29

 

 

Théâtre avec traitement électronique   (0’58)

 

* La partition se présente sous la forme d’un aphorisme (formule résumant un point de morale) de Satie utilisant des typographies différentes : « et tout cela m’est advenu par la faute de la musique ». Cette phrase est reproduite sur 4 pages avec des typographies différentes à chaque fois. Celles-ci sont différentes en taille et forme à chaque page, mais aussi d’une lettre à l’autre, invitant l’interprète à varier autant que possible les modes d’émission vocaux et l’intensité.

 

* Comme indiqué par Cage, la première page doit être chantée en 17 secondes, la 2e en 49 secondes, la 3e en 52 secondes et la dernière en 53 secondes. Le résultat final doit faire entendre les 4 versions simultanément.

 
* Pas de portée, pas de transformations électroniques de la voix (l’indication «theatre with electronics» indique seulement l’artifice de superposition des 4 versions)

* L’interprétation ici suggère un mélange de chanté, parlé, sur le souffle, notes tenues, vocalises, arpèges, fusées, sirènes...

 

 

Solo 49   partition page 30 - 31

 

 

Chant avec traitement électronique   (0’50)

 
* La notation est conventionnelle, elle comporte une portée pour la mélodie chantée, et une ligne pour un accompagnement rythmique à faire sur une table avec les doigts ou avec n’importe quel instrument de percussion (petit tambour…). La partie rythmique semble totalement détachée de la mélodie.

 

* Le texte est tiré du Journal d’Henry David Thoreau

 

* La mélodie est modale, parce qu’elle n’utilise que trois notes: sol, la et ré

 

* La mesure indique 4/4 mais tout est fait pour ne pas ressentir une pulsation à 4 temps.

 

* On peut transposer la partition, de préférence dans le grave.

 

* Cette pièce peut être interprétée séparément dans un récital, à condition d’en donner le titre précis: «The year begins to be ripe»

* La voix n’est pas transformée électroniquement, Cage préconise juste l’utilisation d’un micro de qualité «populaire hi-fi»


Solo 52
   partition page 40 à 48

Chant sans traitement électronique   (4’08)

 

 * Dix styles de chants possibles, numérotés de 1 à 10, doivent guider l’interprète. Dans cette interprétation on notera:  1: très tendre, 2: sirène en crescendo terminant de façon brutale, 3: attaque sur le souffle, voix plate, 4: très extériorisé, 5: « voix profonde », 6:  très nasillard, 7: chanté tendrement, 8: notes répétées détachées, 9: glissandi, proche du sprechgesang (style vocal qui mélange le parlé et la chanté. Voir pierrot Lunaire de Schönberg) et 10: grave (fond de gorge), très vibrant, grande tessiture

 
* Tous les aspects de l’exécution qui ne sont pas notés (intensités par ex.) peuvent être librement déterminés par le chanteur.

* Des carrés noirs signalent des bruits «non-musicaux», réalisés au moyen de la voix, de percussions, de moyens mécaniques ou d’un dispositif électronique.

* Cinq langues utilisées (russe, arménien, français – Satie -, italien, anglais - Thoreau).

* La pièce peut être chantée tout ou partie. Les hauteurs (verticalement) et le temps (horizontalement) sont suggérés plus que décrits. Comme dans le solo 40, les courbes mélodiques ressemblent aux neumes des premiers chants grégoriens notés.

 

 

Sources:
Article d'Eric Michon (IPR de l'académie d'Orléans-Tours) sur Educnet  (www.educnet.education.fr/musique)

Article de Jean-Yves Bosseur, L'Education Musicale septembre/Octobre 2003, supplément au n°505/506, Bac 2004